Saturday, July 09, 2005

Pascal Bruckner, contra els errors europeus

Pascal Bruckner : «Gare à la rhétorique de l’«apaisement !»
Propos recueillis par Alexis Lacroix, Le Figaro, 09/07/2005.

Philosophe, auteur récemment d’un roman, L’Amour du prochain (Grasset), ainsi que de la préface aux Habits neufs de la terreur de Paul Berman (Hachette), Pascal Bruckner, qui dénonce depuis des années le «sanglot de l’homme blanc», interroge les dénégations d’une partie de l’opinion européenne face à la menace terroriste.



LE FIGARO.— Seize mois après la capitale espagnole, Londres vient d’être frappée par une série d’attaques terroristes. Quelles premières réactions vous inspire cette tragédie?

Pascal BRUCKNER.— Est-ce une conséquence de l’insularité anglaise ? Est-ce dû à la tradition qui s’est exprimée, avec une grandeur remarquable, face au nazisme ? L’Angleterre, confrontée à la volonté de destruction apocalyptique, ne cède pas plus aujourd’hui qu’elle n’a plié hier. Elle résiste de manière «churchilienne». A l’inverse des Espagnols après les attentats d’Atocha, les Anglais réagissent avec sang-froid. Ils ne réclament pas de leur gouvernement le retrait des troupes britanniques engagées, aux côtés des Américains, en Irak. Et Blair, quoi qu’il en soit, n’abondera jamais dans le sens des poseurs de bombes, contrairement au premier ministre que les Espagnols ont choisi après la tragédie du 11 mars. Aussi prolonge-t-il, avec son peuple, une tradition de liberté dont je me demande parfois si l’Europe continentale n’a pas perdu le goût...


Pourquoi en aurait-elle perdu le goût?

Parce que, sous l’influence d’une partie de ses leaders d’opinion, l’Europe occidentale continentale tend, le plus souvent, à «intérioriser» la faute. Pour le dire autrement : face à la menace universelle et impalpable que représente aujourd’hui le terrorisme, certains intellectuels et certains commentateurs peuvent être tentés de renouer avec le réflexe du «sanglot de l’homme blanc» et de redonner sens à l’idée, formidablement primaire et totalement erronée, selon laquelle tout crime contre nous serait en fait une réponse à l’affront au genre humain que constitue la «domination» de l’Occident. Bref, ils peuvent être tentés de recoder tout acte de terrorisme frappant les nations occidentales en riposte contre leur hégémonie. Pas forcément tributaire de clichés gauchistes, Le Parisien titrait significativement, dans son édition d’hier : «Al-Qaida punit Londres» ! Comme si l’Internationale de l’épouvante dirigée par Ben Laden pouvait être comparée à un maître d’école qui taperait sur les doigts des mauvais élèves, qui ont la mauvaise idée de s’engager aux côtés des Américains. Autre variante de cette «intériorisation» de la faute : j’ai également entendu expliquer que le combat contre le terrorisme a échoué et que l’attentat de Londres va servir de prétexte à l’ouverture d’un nouvel «état d’exception» ; bref, après les Etats-Unis, les sociétés européennes seraient sur le point d’abolir leur propre liberté, aux fins du combat contre le terrorisme. Ce type de mise en garde est extrêmement perverse : elle revient in fine à imputer la faute des attentats à leurs victimes.


Le discours messianique et même millénariste sur l’«éradication» du terrorisme, né après le traumatisme du 11 Septembre, est sans résultat...

On peut évidemment s’interroger sur le surdéploiement militaire en Irak et en Afghanistan. S’inquiéter de l’issue d’une campagne moyen-orientale qui «surmène» une armée américaine parvenue aux limites de ses forces. Cela dit, personne n’a jamais présenté la guerre contre le terrorisme lancée par l’Administration républicaine après le 11 Septembre comme une offensive éclair, censée produire tous ses résultats en quelques mois ! Nous avons sans doute entamé une guerre qui durera peut-être deux ou trois décennies et connaîtra de nombreuses batailles. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que le fameux discours messianique, qui sous-tend le projet américain et auquel vous faites référence, soit, comme on aime à le répéter en Europe, d’inspiration religieuse.

Il existe certes aux Etats-Unis une droite évangéliste épouvantable dont George W. Bush est prisonnier pour des raisons électorales. Mais ce courant idéologique, aussi antipathique soit-il, ne modèle pas la politique étrangère de Washington. Loin de tout fanatisme, le discours américain de lutte contre le terrorisme fait plutôt appel aux idéaux d’une liberté révolutionnaire dont le principal souci est de défaire les «tyrannies». Dans le combat de longue haleine qui s’engage, il va d’ailleurs falloir nous méfier, en Europe, de tous ceux qui nous expliquent, après chaque nouvel attentat contre une nation occidentale, que nous sommes punis d’avoir «excité la Bête» !


«Excité la Bête» ?

Il existe tout un discours très à la mode qui dénie au terrorisme son nihilisme apocalyptique, qui nous suggère qu’une communauté humaine ne pourrait pas vouloir délibérément la destruction, l’anéantissement et la mort et que, quand elle cède au vertige nihiliste, ce ne serait qu’à cause des Américains et de leurs alliés britannique et israélien ! Ce dernier, à en croire la nouvelle vox populi, serait coupable, non certes d’avoir inventé le terrorisme, mais d’avoir radicalisé la colère djihadiste. A se dresser trop violemment contre l’islamisme, nous explique la nouvelle sagesse du monde, on le favoriserait : il s’agit-là d’une théorie pour laquelle on fortifie son ennemi en le combattant ! Les gouvernants — à commencer par les gouvernants français — sont prémunis contre cette théorie bizarre. En revanche, celle-ci exerce une forte emprise sur l’opinion publique, notamment en France. Le réflexe expiatoire face au terrorisme est profondément inscrit dans l’air du temps. Pour les néotiers-mondistes, le terrorisme est une arme des pauvres — une riposte de «damnés de la terre». Pour d’autres, qui le médicalisent, c’est une pathologie pure. L’une et l’autre de ces grilles interprétatives ont un inconvénient majeur : celui de confondre la cause et le prétexte du terrorisme. Sans doute la guerre en Irak ou en Afghanistan, l’existence du conflit israélo-palestinien ou le procès de tel ou tel chef djihadiste en Angleterre peuvent-ils fournir, tour à tour, un prétexte commode à des actes terroristes. Mais la cause ultime de tels actes, ce n’est jamais que la haine viscérale qu’un certain nombre de petits groupes ultrafanatisés, tributaires d’une interprétation extrêmement restrictive du Coran, vouent au principe même d’une société ouverte et à toute esquisse de libéralisation dans le monde arabo-musulman.


Avons-nous tort de vouloir comprendre le terrorisme ?

Plus exactement : de vouloir le comprendre dans le seul cadre de notre rationalité, ce qui aboutit immanquablement à l’illusion qu’on pourra combattre le terrorisme avec la mise en place d’un «nouvel ordre international» multipolaire. Bien entendu, il importe, comme le G8 en manifeste ces jours-ci, la détermination de combattre la malnutrition et la misère. Mais le terrorisme échappe à ces parades rationnelles. La violence pure est sa loi. Il est «sans pourquoi». Pour comprendre sans hémiplégie ce phénomène, il faut garder à l’esprit son caractère foncièrement nihiliste et destructif. En succombant à la tentation d’«accuser d’abord l’Amérique», selon la formule de Michaël Walzer, une partie de l’opinion ouest-européenne croit se défausser à peu de frais de ses crimes passés sur l’impérialisme yankee. Ce faisant, elle glisse vers des modes de raisonnement qui sont ceux d’un pays du tiers-monde. Comme si notre fameuse «politique arabe» nous protégeait de l’hostilité déchaînée que les djihadistes vouent à la démocratie en tant que telle ! Etrange schizophrénie française : d’un côté, les services secrets français coopèrent à un très haut degré d’efficacité avec le FBI ou la CIA, et la France se distingue pour la grande qualité de son renseignement ; de l’autre, nous avons tendance à faire entendre un discours officiel dont les maîtres mots sont «tolérance» et «dialogue», une sorte de vaste rhétorique de l’«apaisement» qui, pour un peu, finirait par nous persuader nous-mêmes que nous n’avons aucun ennemi — seulement des «défis» — et que, contrairement aux Américains, nous n’avons aucune raison de voir dans le terrorisme une adversité radicale et inquiétante. Ce n’est même pas la tentation de l’innocence, c’est la tentation de l’ataraxie !


«Ataraxie» ou déni de la réalité qui met directement en relief l’oubli, dans de nombreux secteurs de l’opinion européenne, de la catastrophe totalitaire...

Les derniers brandons du tiers-mondisme se consument dans l’islamo-progressisme, théorisé par un certain nombre de philosophes musulmans auteurs de synthèses entre le marxisme et un islam présenté comme la religion des déshérités et comme une «alternative» au libéralisme planétaire. On retrouve aujourd’hui ce type de synthèses dans le Monde diplomatique et, plus largement, chez tous ceux qui, en France, ont milité pour le croisement du Forum social européen avec des intellectuels prônant une conception rétrograde de l’islam. Bien sûr, ces personnes estiment que le terrorisme est condamnable, mais comme l’emballement ou l’excès ponctuel d’une cause par ailleurs immaculée. Face à ce type de régressions intellectuelles, je me demande parfois si une partie de la gauche n’a pas évacué la critique du totalitarisme.


Qu’elle est revenue, sur un plan doctrinal, en deçà de l’époque de l’antitotalitarisme ?

Plus exactement, la critique du totalitarisme, qui avait dessiné les contours de ce que pourrait être une gauche moderne, a dépéri en 1989, avec la chute du Mur de Berlin, avant de resurgir un temps avec les guerres en ex-Yougoslavie. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui, rares sont ceux qui, à gauche, osent appliquer à un fanatisme religieux comme l’islamisme les catégories qui furent naguère déployées pour penser le nazisme, ensuite le stalinisme. On préfère anathémiser ceux qui, comme Paul Berman, réinscrivent l’islamisme dans le déploiement du phénomène totalitaire. Les attentats de Londres devraient agir comme une piqûre de rappel sur les Français. Je garde l’espoir de voir surgir, à gauche — mais aussi à droite —, des mouvements de pensée ayant en commun le refus de la culture de l’excuse et de la version contemporaine du «Je sais bien, mais quand même» de Freud — sous-entendu : «Cela n’arrive qu’aux autres !» Des mouvements de pensée qui, en un mot, nous réveilleraient des illusions propagées, dès 2003, par le «happening» pacifiste. A cet égard, les manifestations «antiguerre» de 2003 ont été particulièrement néfastes. Elles ont agi à la manière de cérémonies propitiatoires dans le style du culte de la pluie ! Nous devrions savoir, aujourd’hui, que nous sommes vulnérables.

0 Comments:

Post a Comment

<< Home